
Je suis trop équilibré pour être un génie. Je n’ai rien à prouver à un père envahissant, pas d’amour familial à reconquérir par tous les moyens nécessaires, pas d’origines à retrouver, de fierté à donner à des géniteurs inconnus, d’histoire personnelle à surmonter. Je n’ai pas grandi avec une soeur violée sous mes yeux, un frère handicapé nécessitant mon attention permanente, un pote mort le jour de ses 18 ans dans un stupide accident, une mère qui pleure chaque soir en attendant que je rentre avant de venir me chercher au commissariat. Je n’ai pas de père alcoolique qui me fait trinquer, pas d’épouse qui me trompe avec ceux qui prétendent être là pour moi, pas de pages noircies par des textes trop lourds pour rester sur mes côtes. Pas de blessure profonde à soigner à l’abri des regards insistants pour me donner une force inébranlable. Les contrôles de police ne sont pas plus fréquents que pour d’autres, la jalousie maladive n’a pas dissout les liens que j’ai tissé depuis l’enfance, les êtres chers ne sont pas partis avant que je leur dise combien ils comptaient.
Et pourtant je n’ai pas assez de courage pour dire ce que je ressens réellement. Impossible de faire une déclaration franche, même si elle a été répétée des centaines de milliers de fois dans ma tête, que chaque mot et intonation a été soigneusement retenu. Pas non plus d’appel à la paix absolue, de repenti de dernière minute, de bonne conscience opportune qui sauve de n’importe quelle situation délicate. Pas la force de pousser cette porte qui reste fermée, d’étirer mon visage jusqu’au sourire, de donner un point de chute à mon regard. Trop équilibré, mais pas assez pour ne pas se poser de questions continuellement, j’imagine que j’ai trop lu de « What If », caché sous mon bureau. Persuadé que ce que les anglophones appellent « serendipity » a décidé de bousiller ma modeste existence, avec ces invariables 5 secondes de décalage. Trop tôt, trop tard, jamais au bon moment. Et si j’avais raté la chance de ma vie, si j’étais resté assis 5 minutes de plus, se serait elle assise à côté de moi? Pas le courage de descendre du métro avant que les portes ne se referment et nous séparent à jamais, de simplement vous dire bonjour à toi et à ta robe bleue. Il paraît que le manque de courage se compense, que le destin a bon dos, qu’il résout tout sans que l’on ait besoin de faire quoi que ce soit. Heureusement alors.
Parce que je suis trop lâche pour ne pas être un vieux con. A une époque, je trouvais que nos aînés avaient perdu la flamme, qu’ils voulaient être rebelles mais n’avaient plus de combat à mener, que leurs sursauts anarchistes étaient aussi crédibles qu’un mendiant avec toutes ses dents, et que leurs grands principes n’avaient plus d’assise à une époque où l’on dit que le cadeau ne remplace pas le geste, mais où l’on ramène ce qui ne nous plaît pas sans état d’âme, ticket de caisse en main. Je trouvais ça ridicule de les voir courir désespérément après le temps, essayant de capturer ce décalage et cette originalité naturelle des jeunes. Sauf que je me suis retrouvé à leur place sans même m’en apercevoir, aspiré par la facilité, entraîné par le confort, grisé par de maigres réussites qui ne cachent pour la plupart qu’une peur d’aller plus haut. Fier de porter des baskets au bureau, à croire que c’est une victoire qui mérite une admiration infinie. L’esprit cotoneux et poussé à la léthargie, prisonnier volontaire d’une matrice tellement plus confortable que la réalité. Et surtout bien conscient que peu importe ce que nous sommes au fond de nous, nous ne sommes jugés que par nos actes.
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