A l’époque, j’avais un pote qui habitait dans une cité à 20 minutes à pied et chaque fois que j’allais là bas, c’était un peu comme une mini expédition. Il fallait couper par la verdure désaffectée, le parking du supermarché et le tunnel qui pue la pisse qu’importe l’heure du jour ou de la nuit. Je devais aussi longer le terrain de basket où on croyait pouvoir dunker juste parce qu’on mettait « All Eyez On Me » à fond pendant les matchs, et la piste d’athlétisme avec une fosse pour ceux qui faisaient du steeple. Sauf que de toute ma vie, j’ai jamais vu de mecs faire du steeple sur ce stade, et le trou servait surtout à se cacher pour gratter 10 minutes pendant les courses d’endurance, quand il était pas rempli d’eau de pluie ou de junkies. Mais le véritable élément inattendu qui pouvait rendre magique ce périple du mercredi après midi, c’était Kamel.
Dans chaque ville, quartier, pâté de maison, bâtiment ou squat de France, il y a toujours une mascotte. Un être unique qui nous fascine parce qu’il ne semble pas soumis aux règles communes de ce monde, et qui vit dans une réalité parallèle où il n’y a que lui, heureusement pour nous. Une personne immédiatement citée lorsqu’il faut trouver quelqu’un de beaucoup plus drôle que les comiques qui remplissent des salles de spectacle et ressortent 1000 fois la même vanne plus grillée qu’un pain de mie Jacquet. Une machine à enchaîner les monologues cultes et les moments de pur génie involontaire, sur qui circulent les légendes les plus improbables. La plupart du temps, ces gens vivent dans ce que l’on appelle communément un « asile de fous », mais j’en ai tellement côtoyé dans ma vie qu’au final je ne sais plus où se situent les grilles de sécurité de ces établissements, peut être que nous sommes tous enfermés en fin de compte.
Kamel était un véritable phénomène. 35 ans, un cure dent en guise de corps, une raie sur le côté, une moustache accrochée à son nez d’aigle et des RayBan rectangulaires avec les verres fumés jaunes. Canicule, pluie, neige, peu importe, il portait tout le temps son ensemble short + T-Shirt avec un imprimé multicolore typique des 90’s, qu’il avait dû acheter 13 francs au marché contrairement à ce qu’il essayait de nous faire croire. Mais ne vous faites surtout pas d’illusions: Kamel était loin d’être pauvre, il touchait une aide de la Cotorep et vivait encore chez sa mère, l’une des femmes les plus vieilles du monde. En attestaient sa chaîne grain de café et sa gourmette en or, qui devaient peser au moins 3kg chacune. On avait beau avoir 10 piges et lui dire qu’on aimait pas les Gitanes (no offense pour les roumains), Kamel nous demandait systématiquement une cigarette. Je crois qu’en fait, c’était surtout un prétexte pour engager la conversation et lui permettre de dérouler son one man show.
Comme la plupart des mecs un peu perturbés de son époque, Kamel vouait un culte infini à Aldo Maccione. En 30 secondes de conversation, son nom revenait au moins 5 fois, sans compter les répétitions dues aux problèmes d’articulation. Il avait même adopté sa démarche épaules en avant, bras écartés comme s’il tenait des sacs sous les aisselles, et un pied après l’autre en secouant la cheville à chaque pas. Souvent, il essayait de nous expliquer le concept de classe italienne, puis partait brusquement au milieu d’une phrase et disparaissait pendant un mois. Un jour, on était assis devant le McDo quand Kamel a surgi devant nous, tel un diable hors de sa boîte. Il a sorti une liasse de billets de 500 francs, et l’a violemment jetée par terre pour mieux la piétiner. Il a hurlé que l’argent c’était rien pour lui, rien à foutre de toute cette merde, et il parti la tête haute comme Swagg Man. Avant que l’un de nous réagisse et récupère les billets pour payer sa tournée de bonbons, Kamel était revenu tel une ombre et avait remis l’argent au fond de sa poche. Il a plus ressorti la main de toute la semaine.
Une autre fois, Kamel nous a intercepté à la sortie du bus, et nous a questionné sur deux gamines horribles assises derrière nous. Il était persuadé qu’elles l’aimaient, et qu’elles nous demandaient des infos sur lui. Lui expliquer qu’on ne savait même pas de qui il parlait n’a servi à rien, il était lancé et rien ne pouvait le stopper. Et au milieu des détails scabreux, une phrase a résonné, sublime: « La prochaine fois qu’elles te posent des questions sur moi, tu leur diras ‘Lui? C’est Ka’ en insistant bien sur Ka, je compte sur toi hein ». Je me suis mordu la joue jusqu’au sang pour ne pas éclater de rire et laisser le temps à Ka de s’éloigner avec son allure de coq qui aurait bien besoin d’hormones. Pendant longtemps j’ai voulu créer son fan club, La Tribu Ka, mais comme c’était déjà pris j’ai laissé tomber. Bien plus tard, j’ai appris que Kamel était devenu fou le jour où il avait vu son grand frère se prendre une balle dans la tête en bas de chez lui, après qu’une équipe l’ait sorti de la cave où ils le séquestraient depuis 2 jours. En fin de compte, il n’y a que dans les films où les gens deviennent des justiciers implacables lorsqu’ils traversent ce genre d’épreuve. Dans la vraie vie, ils préfèrent devenir Aldo Maccione.
Marche comme Aldo > Danse comme Abdel